Matthew Monaco | Composer


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Camille Lienhard, La dialectique du cadre et de l’écoute : entretien avec Matthew Monaco, in Les Carnets du Festival aux Chandelles, vol. II, edited by Hélène Papadopoulos, Sainte-Marie-aux-Mines: Val d’Argent Classique, 2025. ISBN 978-2-9593724-1-4.

LA DIALECTIQUE DU CADRE ET DE L’ÉCOUTE

ENTRETIEN AVEC

Matthew Monaco

PROPOS RECUEILLIS PAR

Camille Lienhard


Dans sa musique, Matthew Monaco pense l’écoute à plusieurs niveaux. Une échelle centrale porte des matériaux élémentaires aux traits distinctifs et mémorables. Au-dessus, un plan structurel supérieur trame ces derniers en une tissage organique complexe qu’évoque ici le titre même de Thread (2025)†. En-deçà, un degré de détermination appauvri ouvre à la prolifération de l’indéfini : la simple bascule dans l’informel. Dans la coupe des œuvres aussi bien que dans le mode opératoire de la composition, cette topologie fondamentale se retrouve sous la forme d’une tension entre construction et intuition que recoupe le partage esthétique de l’auteur avec l’univers du free jazz. Ce qui dynamise ces axes, c’est la vision de cadres perceptifs mobiles, approchables de ce que la phénoménologie d’Edmund Husserl nomme parenthèses. Monaco en joue ici au gré des disposition texturales, motiviques, sonores ou formelles : isolant plus ou moins tel ou tel matériau, celles-ci dessinent ou suscitent des processus perceptifs. La musique évolue alors en composant les conditions de son écoute.

Le mot thread, couramment utilisé dans le lexique numérique, désigne un fil, de discussion, d’actualité ou d’instructions. Pouvez-vous nous éclairer sur la signification de ce titre ?


J’ai toujours été attiré par des titres plus ou moins polysémiques. Thread peut désigner un objet, le fil, ou l’action d’enfiler. Dans cette pièce, c’est le sens dynamique du mot qui m’importe. L’enfilage progressif – l’idée que les matériaux s’agencent peu à peu – traduit ce que j’espère rendre sensible a l’écoute. Les éléments d’abord disjoints acquièrent progressivement des relations, selon la logique propre à chaque fil. Il ne s’agissait pas de juxtaposer des lignes pour produire une synthèse conceptuelle, mais de laisser une forme organique émerger du matériau lui-même, à partir de ses tensions internes plutôt que d’un plan prédéfini.


Ne serait-ce qu’en regard des titres, une mise en rapport de Thread avec vos pièces antérieures – telles que Mesh (2023), mot qui signifie maillage – décèle une certaine unité. Comment envisagez-vous cette continuité ?


Il y a certainement une continuité, mais aussi une transformation sensible. Si les titres conservent une cohérence d’approche, la manière de penser la forme a nettement évolué. Mesh posait d’emblée l’ensemble des matériaux. Je cherchais à écrire une pièce qui surgisse entièrement d’un unisson initial, dont tout émanait par ornementation ou variation, sans opposition ni tension structurante. Il s’agissait pour moi de m’éloigner de l’héritage dialectique de la musique occidentale, tel qu’il s’est cristallisé depuis le XVIIIe siècle. Mais cette orientation a rapidement révélé ses limites. Depuis, mon écriture s’est déplacée vers une logique plus rhétorique et plus articulée. Cette inflexion m’a amené récemment à composer un quatuor à cordes construit avec des blocs séparés par des silences, dont l’ordre d’apparition et les modes de confrontation constituent l’enjeu principal. Thread poursuit ce mouvement, les rapprochements se font par glissements et affinités émergentes.


Ce changement s’explique aussi par l’influence de l’improvisation. Avant d’être compositeur, je suis d’abord pianiste de jazz, aujourd’hui plutôt orienté vers le free jazz. Je travaille actuellement le piano avec Myra Melford, qui est une figure importante de ce courant aux États-Unis, et cette pratique devient de plus en plus essentielle pour moi. Elle oriente ma conception formelle dans le sens des logiques intuitives que j’explore dans mes improvisations. Longtemps, et notamment lors de mes études à Paris, j’ai été très attiré par les structures rigoureuses et systématiques. Mais aujourd’hui, j’essaie de faire dialoguer ces deux modes : je me plais à nourrir mes improvisations de clichés formels de la musique contemporaine, tandis que j’introduis une part d’indétermination de la pratique improvisée dans mes compositions. Thread représente une tentative de synthèse de ces deux tendances.


La forme produit un effet kaléidoscopique – le terme apparait d’ailleurs comme indication de caractère d’un des moments de la partition – et déroule une suite de paysages sonores qui s’engendrent mutuellement ; pour autant, il y a beaucoup de retours à la logique de synthèse que vous décrivez : des éléments initialement très distincts se modifient par interactions mutuelle.


Oui, les répétitions sont essentielles à ce type de synthèse. Rendre sensible un processus d’altération suppose de laisser le temps suffisant à la reconnaissance du matériau altéré. C’est pourquoi j’introduis d’emblée trois blocs bien distincts : d’abord les clusters et glissandos ; ensuite un groupe d’intervalles de septièmes mineure – très présent dans la deuxième partie, entre une et une minute trente ; enfin, un matériau plus hétérogène, convoquant des techniques instrumentales variées. Et quand ces entités reviennent, je les espère perçues comme des variations contaminées par d’autre éléments : A réapparait, mais presque imperceptiblement charge de traits de B. Cette nécessité de poser l’identité préalablement à sa déconstruction découle aussi d’une prise en considération pratique des conditions d’écoute de la musique contemporaine, dont nul n’ignore qu’elle repose essentiellement sur une logique de création, bien que de répertoire : autrement dit, je ne compose pas pour un public fictif qui bénéficierait de dix écoutes pour comprendre la pièce. Je m’efforce donc d’écrire une musique qui, sans se simplifier, possède une intelligibilité fondamentale à la première audition.


Ce souci d’intelligibilité perceptive suppose une certaine approche du matériau, et semble engager des éléments stylistiques récurrents dans votre écriture : les motifs de deux sons que vous appelez les dyades, par exemples, ou les tenues suraiguës. Est-ce un choix délibéré ?


Oui, c’est un choix tout à fait conscient. J’essaie de trouver des éléments à la fois saillants et transformables. La dyade, qu’elle soit mélodique ou harmonique, me semble idéale : elle est immédiatement identifiable, mais suffisamment souple pour supporter des variations perceptibles. Je ne définis pas un seuil de complexité fixe, mais je sais que si un matériau devient trop dense – une série de douze sons, par exemple – et que ses transformations cessent d’être audibles, alors il perd de sa pertinence. Ce qui m’intéresse, ce sont des unités simples mais ouvertes, que je peux manipuler sans qu’elles s’effacent perceptivement. Dans certaines pièces, j’irai peut-être un peu plus loin, avec des structures plus denses, mais je reste attaché à cette clarté : le matériau doit agir comme un déclencheur. Il sert du cadre. Et une fois ce cadre établi, je peux le modifier, le déplacer, le déconstruire – mais il faut qu’il existe d’abord. Donner un matériau flou ne m’intéresse pas. Il faut offrir au public un point d’appui, pour que la transformation elle-même devienne significative.


Tout cela nous ramène à votre rapport à la phénoménologie. Dans votre mémoire réalisé au Conservatoire de Paris, Vers des modèles phénoménologiques de la musique contemporaine, vous analysez les œuvres de Gerard Grisey et de Morton Feldman avec une application musicale des concepts d’Edmund Husserl. Cette approche philosophique a-t-elle toujours secondé votre activité créatrice ?


Oui, je dirais qu’elle m’accompagne depuis longtemps, même si je l’ai d’abord développée de manière autodidacte – un peu comme ma découverte de la musique classique, d’ailleurs. J’ai véritablement commencé à m’engager dans la lecture philosophique durant ma licence au New England Conservatory, à Boston. Mais en l’absence de département de philosophie a proprement parler, j’ai dû me former seul, en consultant quelques professeurs lorsque c’était possible. Ce n’était donc pas un cursus structuré, mais un parcours personnel, que j’ai poursuivi ensuite à Paris, lors de mes études de second cycle au Conservatoire. C’est la que j’ai rédigé ce mémoire. Même si je ne suis pas philosophe de formation, j’ai toujours été animé par le désir d’approfondir ma manière de questionner la musique, et plus précisément l’écoute musicale, qui reste pour moi l’enjeu centrale. Cette réflexion se prolonge directement dans mon travail compositionnel.


Votre musique, précisément, semble s’emparer de ces processus phénoménologiques dans la manière dont les éléments sont d’abord distingués, puis transformés, altérés, réinjectés. Dans quelle mesure la perception peut-elle se réfléchir dans la composition ?


Beaucoup de mes idées viennent effectivement de réflexions liées à la phénoménologie, notamment pour ce qui regarde la forme : comment rendre compte, musicalement, de ce qu’implique une répétition, ou de ce qu’elle modifie dans l’écoute. Je n’aurais pas la forfanterie de qualifier ma musique de « phénoménologique » ; disons que c’est l’étude de la perception que m’intéresse avant tout, et ce moins comme objet de théorie que d’expérience. Il ne s’agit pas pour moi de déployer un discours théorique, mais la façon dont certains phénoménologues décrivent les mécanismes de compréhension a fermement influencé ma manière d’envisager l’écoute musicale. Je ne compose pas à la manière de Grisey, qui cherchait à mettre en scène des processus perceptifs dans la structure même de ses œuvres, quoique je m’y sois essayé par le passé. Aujourd’hui, mon approche se nourrit d’autres sources, telles que l’improvisation. Je dirais en somme que ce n’est plus tant la phénoménologie comme discipline que m’oriente désormais que la perception elle-même : non pas une philosophie de la perception, mais une attention directe à ce qu’elle engage.


Cela m’amène à la notion de surface auditive, qui s’attache à la musique de Feldman et auquel vous avez consacré un développement conséquent dans le texte que j’ai cité. Ce concept désigne un temps musical objectivement statique mais subjectivement mouvant. Certains passages de vos pièces m’ont donné l’impression d’instituer des paysages sonores invitant à un tel déploiement de l’écoute ; dans Thread, je songe à cette tenue suraiguë qui semble fixer un registre, une hauteur, comme un point de référence spatialisant. Distinguez-vous, dans votre travail de compréhension, des textures statiques et dynamiques ?


Pas exactement dans ces termes, mais dans une logique avoisinante. Ce qui m’intéresse n’est pas tant l’opposition statique/dynamique en elle-même que la question du cadre. J’entends par là une structure perceptive qui isole temporairement un phénomène, comme si on le mettait entre parenthèses, là encore, au sens presque phénoménologique du terme. Ce qui est posé dans un cadre devient, pour un temps, tout ce qu’on perçoit. La fixité d’un cadre permet de faire percevoir le moindre changement comme significatif : là réside, je crois, la vraie leçon de Feldman. Et dans cette pièce, j’ai cherché à faire évoluer ces cadres, à les rendre de moins en moins stables ou définies. Car à l’inverse, plus une texture est dynamique, plus il devient difficile de centre l’écoute. En ce sens, les deux pôles – stabilité et mouvement – ne s’opposent pas véritablement mais constituent les deux versants d’un même phénomène perceptif.


L’influence du free jazz apparait en effet très marquée dans votre rapport à la composition. Pourriez-vous donner l’exemple concret, dans Thread en particulier, d’un moment où cette influence s’exerce de manière explicite, ou du moins déterminante ?


Oui, cette influence devient de plus en plus importante dans mon travail. Même si, formellement, ma musique reste encore très ancrée dans la musique savante occidentale, ou plutôt dans les cadres que cette tradition a longtemps posés, je m’efforce d’en déplacer l’usage. Et il faut dire qu’aux États-Unis, les distinctions entre champs sont moins rigides qu’en Europe, bien qu’ils évoluent ici aussi. Dans Thread, l’exemple le plus évident apparait peut-être dans la partie de piano. Les clusters du début pourraient certes se trouver chez George Crumb ou Salvatore Sciarrino, mais au niveau de l’articulation, du rythme, du geste, l’ascendance s’établit du côté du free jazz, et plus précisément du Muhal Richard Abrams ou de Cecil Taylor. L’influence de ce dernier, en particulier, a été très forte, moins en tant que compositeur qu’en tant que pianiste, dans sa manière de construit formellement ses improvisations. J’ai effectué un travail d’analyse et de transcription sur une de ses pièces, qui dure pas moins de dix-sept minutes, et j’aimerais vraiment pouvoir le publier un jour. Cette étude a été décisive dans ma manière de concevoir les rapports entre improvisation et composition.


Un cadre, là encore, se trouve questionné, ou du moins mis en perspective, par les inspirations que vous évoquez et, me semble-t-il, par le fonds même de vos préoccupations : celui de la musique savante contemporaine. On parle souvent de son isolement institutionnel, de ses limites sociales ou de son épuisement historique. Est-ce pour vous un sujet de préoccupation ? Et pensez-vous que la forme traditionnelle du concert, avec ses instruments, son protocole, son histoire, soit encore un cadre viable pour des formes musicales ouvertes à d’autres influence, d’autres cultures, d’autres modes d’écoutes ?


Je crois qu’il faut d’abord se défaire de l’idée que la musique que nous écrivons n’aurait plus de pertinence. L’art, quelle que soit sa forme, joue toujours un rôle social, fût-il modeste. Ce n’est pas parce qu’on n’exerce pas la même influence que Beethoven ou Bach que l’on doit douter du sens de notre geste. Le monde a changé, les enjeux aussi, et il faut penser en conséquence. Cela dit, je ne crois pas que le renouvellement viendra d’un bouleversement institutionnel immédiat, il passera d’abord par une transformation des manières de composer et penser l’écoute. Le free jazz, pour moi, est une ressource précieuse en ce sens : il propose une autre logique formelle, une autre énergie de jeu, une autre manière d’articuler structure et spontanéité. Mais ce n’est évidemment qu’un exemple. Ce dont la musique contemporaine a besoin, c’est d’un vrai pluralisme d’influences, qui passe par des alternatives au triptyque Grisey-Lachenmann-Ferneyhough, lequel reste encore trop souvent, et quels que soient mérites historiques, la matrice de nombreuses œuvres. D’autres voix, issues d’autres cultures, traditions ou réseaux doivent désormais se faire entendre. Cela commence à exister, mais il faut que cela s’amplifie. Le concert classique, avec ses instruments et ses codes, peut encore accueillir ces transformations, s’il devient un lieu d’invention, pas simplement de préservation. La question, ce n’est pas seulement celle des formes esthétiques, mais de la manière dont on propose de la musique et dont on engage son écoute.


NOTES :
†Création mondiale française, commissionnée par la Fondation Royaumont, avec le soutien de Christine Jolivet Erlih.


AVRIL 2025

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